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La confiance était une des caractéristiques des relations du maître avec ses esclaves, une confiance empreinte de complicité, le premier n’ayant rien à redouter des derniers qui lui étaient soumis corps et âme, à l’opposé des membres de son groupe lignager pour lesquels il représentait une sorte de patrimoine commun. La méfiance du maître à l’égard des neveux utérins était manifeste, légendaire. Héritiers naturels, plus ou moins pressés de jouir de leurs droits, ces neveux n’hésitaient pas à lui prendre ce dont ils avaient besoin, sans son accord et sans que cela menât à conséquence. Ces neveux avaient des droits sur les biens des oncles mais pas ceux-ci sur les leurs, la tradition les considérant comme des étrangers par rapport aux premiers ainsi que le souligne le proverbe : « Kinkasi nzo mbaasi » (« Le neveu est la maison du voisin ») (Nkal’Ngomo 1981 : 404, 419).
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D’où la tendance chez les maîtres à privilégier les relations avec leurs esclaves qui étaient leurs confidents davantage qu’avec les neveux, les frères cadets. Lubaki lwa Ngweeri, chef de terre à Nzasi dans la première moitié du XXe siècle, ne se faisait tailler la barbe et couper les cheveux que par son esclave Ngasaka, jamais par un neveu. Il n’était d’ailleurs pas le seul parmi les notables d’alors qui se méfiait des leurs. Les relations avec les esclaves étaient sinon chaleureuses, du moins bonnes, franches, ceux-ci étant élevés au rang d’enfants achetés baala ba mboongo, par opposition aux enfants légitimes, baala ba mbuta. Les esclaves secondaient les maîtres et les remplaçaient le cas échéant, guerroyant contre leurs ennemis pour leur sauver la vie, étant leurs yeux et leurs oreilles, leur devant obéissance, services, correction et soumission. Les rebelles, les voleurs, les adultères étaient battus pour servir de leçon aux autres tandis que les récidivistes étaient vendus pour empêcher le mauvais exemple de gangrener le groupe, ou tués publiquement :
« Si l’esclave est trop récalcitrant, s’il refuse d’obéir, vole, fait le scandale avec les femmes des autres, et si son maître n’arrive pas à le raisonner, celui-ci lui dit : “Puisque c’est ainsi, aujourd’hui tu seras mis à mort”. »
Certains disaient alors quelquefois :
« Ne le tue pas, mais vends-le pour récupérer l’argent avec lequel tu l’as acheté. “Non, dit-il, si je le fais, d’autres voudront faire comme lui pour qu’on les vende.” Il appelle ensuite les autres esclaves. “Venez voir ce que je vais faire à votre collègue. J’agirai de même avec celui d’entre vous qui ne voudra pas m’obéir”» (Guillot & Massala 1970 : 63)
Le quotidien de l’esclave était fait de travail. Le jeune esclave avait une enfance mais pas d’adolescence. La jeune esclave gardait les enfants au village pendant que leurs mères travaillaient aux champs. Elle balayait la maison, puisait l’eau à la source, allait chercher du bois de chauffe, curait les marmites, préparait à manger. Elle se levait tôt et se couchait tard. Dès l’âge de huit ans, elle accompagnait sa maîtresse aux champs où elle travaillait comme une adulte. S’arrêtait-elle pour souffler qu’elle était gourmandée, traitée de fainéante, de bonne à rien. Rien ne lui était épargné, ni sarcasmes, ni injures, ni travaux pénibles pour son âge, encore moins les sévices corporels. Le garçonnet était le factotum qu’on envoyait partout comme messager.
Tout autre était le sort de l’esclave adulte qui jouissait de certains droits comme la liberté de mouvement. Mantoono ma Nkaaya, Mimbuundi de Mpaandi ya Bisa, esclave des Bakooyi à Mukolo, se rendait souvent dans son village d’origine, distant de quatre kilomètres, pour pêcher et ne rentrait chez ses maîtres que le soir venu. Il lui arrivait de passer des nuits chez les siens, au grand dam de ses maîtres. L’homme se mariait, fondait un foyer quand le temps était arrivé, sans choisir librement sa compagne qui, la plupart du temps, appartenait au lignage des maîtres. La femme esclave épousait un homme de même condition qu’elle ou un parent des maîtres, pour des raisons de stratégies matrimoniales. Des mariages arrangés, doublement avantageux pour les maîtres qui non seulement gardaient les esclaves dans le groupe, mais encore profitaient des bénéfices de telles unions qui réduisaient le coût des compensations matrimoniales, sans parler de l’appoint non négligeable pour le lignage de leurs redevances en nature. Par ailleurs, ils continuaient de la sorte à affirmer leur mainmise sur eux et sur leur descendance.
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L’esclave habitait sa propre maison, exerçait les mêmes activités que l’homme libre et se contentait de verser des redevances en nature (mikila, sg. mukila) au maître. Récoltait-il du vin de palme ? Sa récolte du jour de Mukila (un des quatre jours de la semaine beembe) revenait de droit au maître. De plus, l’esclave lui devait du vin à boire, son meilleur vin, chaque fois qu’il se rendait en forêt. S’il chassait, il lui donnait une part de sa venaison (un gigot et le poitrail des bêtes tuées). D’autres redevances venaient grossir le nombre d’obligations dues aux maîtres. La production de la femme esclave revenait à son mari après celle due au maître. Même si le mari était le neveu du maître, la redevance était obligatoire, la femme étant avant tout son esclave à lui. Les redevances comprenaient une partie des récoltes à laquelle s’ajoutaient des nattes et des paniers quand elle était nattière, des coqs et de temps à autre des courges et des arachides écrasées, enroulées dans des feuilles et cuites à l’étouffée (mizita mia nteete na mizita mia bisulu), accompagnées de manioc préparé et d’une calebasse de vin de palme. À l’intérieur de son groupe, le sort de la femme n’était pas enviable parce qu’elle était davantage que l’homme maltraitée par sa maîtresse plus cruelle et plus intransigeante et qui se déchargeait sur elle des moindres tâches. Plus que l’homme, elle servait de monnaie d’échange dans le paiement des dommages et intérêts en cas de vol ou d’adultère des maîtres.
Au xviiie siècle, sur le plan économique, rien ne distinguait le maître de l’esclave, quant aux activités exercées, en dehors des redevances auxquelles le second était astreint et de la possession de la terre qui faisait du premier un propriétaire foncier et du second un simple usufruitier sujet à des vexations, des restrictions, des spoliations. Par ailleurs, le maître ne tolérait pas de concurrence de sa part, le lui rappelait quand il avait tendance à l’oublier, car les esclaves comme les allogènes habitaient un village qui n’était pas le leur. La concurrence n’apparut qu’au xixe siècle et s’exacerba au point de générer des conflits, à cause du développement de l’agriculture devenue source d’enrichissement. Les mentalités et les comportements changèrent chez les maîtres comme chez les esclaves, dans leurs relations et au sein de leurs groupes respectifs. Les comportements des premiers vis-à-vis des seconds furent caractérisés par la sollicitude, l’attention d’un côté, par le mépris le plus abject de l’autre.
Un autre vocable pour désigner l’esclave en plus du nkutu qui avait supplanté mukulu fit son apparition, le mukoongo, signe de cette évolution, de cette adaptation à la nouvelle donne sociale. Désormais, les maîtres se souciaient davantage de leurs esclaves dont le nombre ne cessait de croître s’expliquait, également par le les femmes esclaves se révélant plus prolifiques que les libres. Un exemple : Bidilu bia Nkoombo, une Mimbuundi, ancienne esclave des Bakuungu de Bikulu laissait à sa mort à Madingou en 1992, à l’âge de 84 ans : 3 fils, 6 filles, 99 petits-fils et petites-filles, 142 arrière-petits-fils et petites-filles, 4 arrières-arrières-petits-fils. Un cas qui n’est pas unique, car à Nkila, à Mouyondzi, à Ngaamba-Mwandi, les descendants d’esclaves l’emportent en nombre sur ceux des maîtres. Ces esclaves étaient non seulement une richesse en êtres humains pour les maîtres, mais aussi une richesse tout court par le produit de leur travail, les redevances de toutes sortes. La forte fécondité des femmes de leur groupe peut s’expliquer par l’abaissement des intervalles inter génésiques, d’un an à un an et demi, alors qu’il était de deux ans chez les femmes libres. En effet, les esclaves manquaient de lieu de repli après l’accouchement à l’opposé des femmes libres qui regagnaient souvent la maison paternelle. Elles étaient par conséquent à la merci d’époux entreprenants ou impatients, auxquels elles ne pouvaient opposer aucune résistance, étant leur propriété. D’où leurs grossesses successives ainsi que le nombre élevé de paralytiques dans leurs foyers. Rien n’était épargné à l’esclave. Toute révolte de sa part ne pouvait que lui porter préjudice, lui occasionner une nouvelle vente au loin ou sa mise à mort, malgré les changements intervenus depuis peu. Il faut attendre le xixe siècle pour le voir jouir d’une certaine liberté, d’une certaine considération et cesser d’être « la chose » du maître pour être enfin une personne digne, respectable.
Le développement du commerce de traite permis aux maîtres de disposer de leurs esclaves, de les échanger contre des porcs, des fusils ou d’autres items nouveaux, d’épouser les femmes du vivier lignager, d’agrandir ainsi leurs harems à de moindres frais. Au début du xxe siècle, Mboko-Bimbene de Ngaamba-Mwandi comptait parmi ses douze épouses onze d’ascendance servile et Mboko-Masala à Nkeenge six sur huit. Le maître pouvait intégrer les esclaves à son lignage quand ce dernier venait à péricliter. Une intégration qui restait toutefois le moindre de ses soucis, car il ne tenait pas à faire don de ses esclaves à sa communauté, de son vivant du moins, ses intérêts personnels primant sur ceux du groupe. Par ailleurs, si l’esclave pouvait amener du sang neuf au lignage des maîtres, cet apport n’allait pas sans risques, comme le débordement à tout moment du groupe des maîtres par celui des serfs, plus nombreux, comme ce fut le cas des Mimpele de Ngwanana à Lulo, où les esclaves mimbuundi et mimaandu plus nombreux avaient fait éclater le village. Les Mimbuundi s’étaient installés dans un premier temps à Busaka avant de fonder Ntsaangu, Mouyondzi, Matoolo et Nkila, tandis que les Mimaandu, s’établissaient à Maandu puis créaient Ntari, Muboombo, Mukala, et plus tard Mpaanga. La mainmise des esclaves intégrés sur le lignage de leurs anciens maîtres était également une préoccupation pour ces derniers qui redoutaient leur vengeance d’autant plus qu’ils étaient souvent l’objet de traitements inhumains, avilissants, voire d’homicides.
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Le refus d’assimilation des esclaves s’expliquait, également par le fait qu’intégrés dans le groupe des maîtres, ils changeaient de statut, acquéraient la liberté mais perdaient au change leur identité originelle pour une d’emprunt, et partant la possibilité de leur rachat par les leurs. Il ne faut pas oublier que l’accueil dans leurs nouveaux groupes ou clans n’était pas toujours des meilleurs, à cause des antécédents vécus ensemble et surtout de la suspicion mutuelle de sorcellerie. Pour les maîtres, cette intégration avait pour inconvénient de les priver de leurs droits sur leurs esclaves qui, devenant membres à part entière du lignage, étaient désormais intouchables, sauf pour des cas de force majeure.
Le développement économique au xixe siècle, avec pour corollaire l’essor de l’esclavage domestique, avait entraîné des mutations sociales importantes, génératrices d’une crise idéologique et politique. Idéologique dans le changement même des statuts des maîtres et des esclaves. On revint petit à petit au sens premier du terme mfumu qui se référait à la naissance. On naissait mfumu, maître, c’est-à-dire homme libre dans un clan donné et la liberté que l’esclave perdait était un accident de parcours qui n’ôtait rien à son état premier : « Bumfumu nkulu, bunaanga mbisa » (« On naît d’abord homme libre ; on devient homme riche dans la suite ») (Nkal’Ngomo 1981 : 182, 12). Autrement dit l’être d’abord, l’avoir ensuite ce qui, mutatis mutandis, pouvait être traduit au xixe siècle par « Bumfumu nkulu, bunkutu mbisa » (« La liberté d’abord, l’esclavage ensuite »). Cette prise de conscience était la conquête des esclaves qui la devaient à leur poids démographique, à l’obstination des femmes du groupe à inculquer à leur progéniture les noms de leurs clans pour leur rappeler continuellement leur origine. Des clans dont ils restaient maîtres, auxquels ils n’avaient jamais cessé d’appartenir, même dans leur captivité, à la vie desquels ils participaient et desquels ils étaient en droit d’attendre des secours en cas de besoin, des clans différents de ceux des maîtres. Sans les dresser contre les derniers, elles ne les incitaient pas moins à refuser leur assimilation pure et simple, même si l’intégration adoucissait leur sort. Une conduite qui vidait progressivement l’esclavage de son contenu d’autant plus que l’esclave n’était pas le seul à verser des redevances au maître, les membres de son propre lignage y étaient astreints, différemment certes, mais obligatoirement.
Crise politique ensuite parce qu’on assistait au cours du siècle à l’émergence d’esclaves, riches, qui prenaient conscience de leur puissance, se voulaient désormais des interlocuteurs, des partenaires pour traiter d’égal à égal avec les maîtres. Sûrs d’eux, ils reprenaient à leur compte, lentement mais sûrement, les droits confisqués par les maîtres comme ceux de les marier à leur guise, sans leur consentement, de s’approprier les compensations matrimoniales de leurs filles, de leur refuser les fusils des compensations (mata ma taayi), sous prétexte qu’ils étaient esclaves. En effet, la coutume préconisait les mariages des esclaves avec les femmes des clans des maîtres pour les empêcher de contracter des unions au loin. Ils pouvaient ainsi disposer de leurs hommes quand ils le voulaient tous habitant le même village, donner aux esclaves, pères de leurs nièces, petites nièces ce qu’eux voulaient, comme compensations matrimoniales et non ce que prescrivait la coutume. Une émancipation sans esclandre ni tambour battant, mais une émancipation. Sans cesser d’être le fondement du pouvoir politique, la terre se voyait concurrencée par les consommables et les produits manufacturés : porcs, fusils, caprins. Mboko-Nkooyi et Manku ma Busuumbu, deux frères mingila de Ngaamba-Mwandi, étaient devenus grâce à leur troupeau de porcs, des riches qui achetaient des esclaves, tout comme Kitiiti kia Lubila, une esclave mimaandu à Mpaandi ya Bisa, une kisina kia nseengu, « une riche de la houe » comme on les appelait alors. Au xixe siècle, le riche prenait le pas sur le maître, et le riche pouvait être un homme libre ou un esclave. L’esclave riche était dorénavant mieux considéré que l’homme libre pauvre, et son poids politique de ce fait grandissait, sortant du cadre du village pour celui de la contrée et bientôt du pays. « Mpis’bula bisina bioolo : kia mboongo na kia munwa » (« Chaque village a deux riches : le riche en avoir [argent] et le riche en paroles [le juge] ») (Nkal’Ngomo 1981 : 977). Ces mutations sociopolitiques et économiques que la société vivait non sans appréhension la nivelaient par le haut. L’affaiblissement des maîtres provenait de leur politique d’unions avec les esclaves, même s’ils se réservaient le droit d’unir le plus grand nombre de leurs parents à des hommes ou des femmes libres des villages voisins pour renouveler ou innover des alliances. Le nivellement se faisait par le bas : au village, les groupes d’esclaves avaient dorénavant leurs quartiers, leurs mboongi, cases des hommes, symbole du pouvoir politique, une conquête qui gommait progressivement les différences. Les maîtres réactivaient davantage les anciennes alliances pour un combat d’arrière-garde contre les esclaves qui, du jour au lendemain, s’étaient retrouvés aussi nombreux et aussi puissants qu’eux, si ce n’était plus, comme à Nkila, à Mouyondzi et dans bien d’autres villages. Des esclaves avaient désormais leurs conseils de famille auxquels ne participaient pas les maîtres avec lesquels ils échangeaient des femmes sur qui ils exerçaient de fortes pressions. En effet, la matrilinéarité de la société n’empêchait nullement la patrilinéarité de pratiquer son influence sur sa progéniture. Les « pères », dans la tradition koongo, détenaient des pouvoirs bénéfiques ou maléfiques qu’ils transmettaient à leurs fils par le sang. Par leur ndoki, leurs forces maléfiques, ils en faisaient des baloki, des sorciers, et avaient ainsi par leur intermédiaire la mainmise sur leurs belles-familles, tempéraient pour ne pas dire contrecarraient la toute-puissance des oncles maternels. Les pères, ainsi que les tantes paternelles (bataayi bakieetu), étaient redoutables pour les fils du lignage (baala ba mbuta) qui devaient se les concilier car elles les bénissaient ou maudissaient, les enrichissaient ou les appauvrissaient, favorisaient ou défavorisaient leurs chasses, leurs pêches, les cultures, les rendaient stériles (bisita). Les neveux et les nièces redoutaient plus l’envoûtement de leurs tantes paternelles que celui des hommes. Aussi, pour conjurer celui-ci recouraient-ils à la décoction du lelembe (Acanthacées [Brillantaisia patula T. Anders]), plante censée attirer la chance et chasser le mauvais œil, que les tantes paternelles étaient les seules à donner. D’où ce terrible bras de fer entre maîtres et esclaves par l’intermédiaire des fils de ces derniers.
*. Sous-entendu, le maître peut-il se laisser déposséder de sa terre par les esclaves ou les allochton (...)
Le développement de l’agriculture et de l’élevage, l’arrivée dans le pays, dans la seconde moitié du xixe siècle, des fusils désormais désuets pour l’Europe à la fin des guerres napoléoniennes avaient suscité de vives tensions entre maîtres et esclaves et altéré leurs relations. Ces tensions apparaissent au détour d’expressions anodines, mais sont intéressantes et significatives pour l’historien car révélatrices d’un climat délétère, un climat de compétition où tous les coups étaient permis pour garder ses privilèges ou pour les contester. Et les proverbes, avec leur faux air bon enfant, leurs sous-entendus, permettent de les débusquer, ces conflits, ces agressions verbales : « Mubal’duuru ti ka hatal’ mu mankoto ? » (« La femme la première à cultiver la plaine peut-elle abandonner celle-ci au profit d’autres femmes venues après elle pour cultiver le flanc des coteaux ? ») ou encore : « Wu bee mubuunzi ngaa musitu ti ka ya mbaawu ku maleenge ? », (« Le mubuunzi, euphorbiacées [Alchornea cordifolia] ») (« Le maître de la forêt peut-il abandonner celle-ci à d’autres et être la proie des flammes dans la savane ? ») (« Est-il normal que le propriétaire foncier soit dépossédé de sa terre par les esclaves ou les allochtones ») (Nkal’Ngomo 1981 : 1921, 70, 1034, 41). Les réponses négatives attendues à ces questions montrent la crise ouverte entre maîtres d’une part, allochtones et esclaves de l’autre. Elles montrent également les tentatives des premiers pour ne pas se laisser déborder, ne pas se laisser dépouiller de leurs terres ainsi que la ferme volonté des seconds d’avoir leur part. Une perspective inadmissible dans cette société de l’honneur où personne n’entend perdre la face.
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Les terres de culture étaient désormais âprement disputées entre propriétaires fonciers, allochtones et esclaves, les premiers rappelant aux autres leurs droits. L’agriculture, en effet, devenait le tremplin de l’ascension sociale, de l’enrichissement matériel, même pour les femmes libres comme Butoto bwa Mabiala à Mayoombo, Milebe mia Mwakere à Mpaandi ya Bisa, Muloombo Mwangonyi à Mouyondzi, connues comme étant « des riches de la houe » ou esclaves comme Kitiiti kia Lubila, à Mpaandi ya Bisa. Les esclaves riches pouvaient recouvrer la liberté en payant leur dû aux maîtres, acheter d’autres esclaves, jouer les premiers rôles dans la société : « Mu mpis’kaanda baatu batatu ba na mufunu : kisina, ngaa-mweendu na kilarimi » (« Trois personnes sont indispensables dans chaque lignage : le riche, le factotum et le juge ») (Nkal’Ngomo 1981 : 1027, 41). L’esclave riche obligeait ses maîtres qui avaient besoin de lui à le soustraire à la vente et pouvait empêcher sa maîtresse d’être vendue comme le fit Kitiiti kia Lubila à Mpaandi ya Bisa :
*24 mai 1999 à Mpaandi Ya Bisa, entretien avec Marie Nsoni Kimfoko.
« Munamu Ndiinga, une fillette mimbuundi devait être vendue à Mayoombo pour le remboursement aux hommes de Bankolo-Mwandi des compensations matrimoniales de sa mère qui venait de divorcer d’avec son époux. L’oncle Kinyumba déconseilla aux membres du lignage de le faire, prenant ainsi le contre-pied de Milebe mia Mwakere, sa sœur aînée, qui prétextait n’avoir pas de quoi dédommager les hommes de Bankolo, ses biens étant destinés au mariage de son fils Nkoombo Nkaaya. “Allez voir Munamu Mukala et demandez à son mari Musitu Kiloko de payer lesdites compensations pour que Munamu Ndiinga devienne son esclave et travaille auprès de sa femme qui est aussi son aînée.” Cette proposition déplut à l’oncle Kinyumba qui voulait garder Munamu Ndiinga à Mpaandi. Kitiiti kia Lubila, la femme de Mbuungu Mfweemu, donna leur dû aux hommes de Bankolo et acheta Munamu Ndiinga qu’elle ramena à Mpaandi. Voilà comment Munamu Ndiinga, maîtresse, était devenue l’esclave d’une esclave de son propre lignage ».
Malgré la considération que leur conférait la richesse, les esclaves restaient esclaves pour les maîtres, même si leurs sorts étaient dorénavant liés. Comme le rappelle sans ambages le proverbe « Mukoko mu maampa ngaanda ku kitikil’pe » (« Le séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc d’arbre en crocodile ») (Nkal’Ngomo 1981 : 1193, 43). Ils étaient esclaves et le demeureraient, aussi longtemps que le voudraient les maîtres. Paradoxalement, ils étaient libres sans l’être vraiment, en travaillant comme les hommes libres avec lesquels ils partageaient les mêmes activités, en épousant des hommes ou des femmes libres, en prenant part à la vie du village ou du lignage, en étant juges, devins-guérisseurs, en participant aux conjurations, aux cérémonies religieuses lignagères au même titre que les maîtres, en guerroyant pour la défense de leurs villages en cas d’agression extérieure, en rachetant des maîtres mis en servitude, en possédant des biens dont ils jouissaient. Il leur manquait ce qui faisait la différence avec leurs maîtres, la liberté.